Dessin d’un jeune musulman (1947)
Les dossiers d’observation de jeunes placés à Savigny-sur-Orge présentent l’avantage d’offrir des regards contrastés non seulement des différents acteurs qui interviennent à divers moments de cette prise en charge (assistante sociale, éducateur, juge, psychologue...), mais aussi en laissant pour une fois la parole aux principaux intéressés, les mineurs, même si leurs paroles n’étaient pas destinés normalement à êtres confrontés aux autres écrits professionnels pour décider du placement final. Bien que souvent oubliés et relégués dans les greniers de l’institution, ces rédactions et dessins constituent des témoignages uniques sur le vécu dans l’établissement tel qu’il est ressenti par les jeunes. Les discours et les pratiques institutionnels sont ainsi mis à nu et le regard qu’y portent les mineurs est souvent d’une clairvoyance troublante, avec parfois un humour mordant, sans concessions ni sur le système, ni sur eux même. Dans ces témoignages du vécu en collectivité, nous relevons de nombreuses brimades ou discordes, qui explosent parfois en bagarres, pour injures entre pensionnaires liés au physique ou à l’origine ethnique des jeunes algériens. C’est le cas d’un jeune, surnommé Ouistiti, placé pour vagabondage et vol en 1961 et que l’éducateur décrit comme « très susceptible, il croit toujours que l’on se moque de son origine raciale » et qui en vient régulièrement aux mains avec ses camarades : « C’est un petit algérien au type accusé qui n’a pas l’air suffisamment timide. Il devient vite la risée de tout le pavillon à cause de son accent et de ses habitudes de roquet hargneux ». Aucun jeune FMA ne fait état de difficultés du même type rencontrées avec le personnel éducatif. Il est pourtant frappant de constater dans les écrits professionnels et en particulier dans les notes de comportement rédigées par les éducateurs ou les rapports d’observations inspirés des examens psychologiques les nombreuses dérives ; certains n’hésitant pas à porter des jugements à forte connotation raciale sur le jeune et sur sa famille. Les jeunes FMA sont ainsi la plupart du temps présentés comme de type mat, les lèvres épaisses, les cheveux crépus auxquels ils portent un soin excessif, excitable, impulsif, roublard, rusé, combinard, sournois, paresseux, dénué de toute valeur morale, se livrant à des trocs bizarre. C’est le cas par exemple des propos relevé dans le rapport d’observation direct sur un autre jeune, placé à Savigny en 1956 (il est accusé d’avoir volé de l’argent et des objets dans un sac à main, en compagnie de son jeune frère et d’un camarade), enfant d’un couple mixte entre un père né en Algérie et une mère Française : « En résumé le garçon d’origine algérienne a tout les défauts de la race : menteur, paresseux, impulsif, agressif avec les faibles et assez lâche avec les forts ». Ou encore de ceux relevés dans les notes de comportement et le rapport d’observation sur un jeune, placé en 1959 pour fugue et vagabondage : « Ce jeune nord-africain de petite taille », « petit arabe brun, au visage assez sympathique », « petit algérien à la démarche paysanne », « ce jeune aux yeux puéril », « le petit arabe brun, au visage sympathique est doux, tranquille, très joli et obéissant mais il semble s’ennuyer […]. Ce calme et cette tranquillité qui règne chez ce personnage ne semblent pas présager quelque chose de bon ».
Texte : Mathias Gardet
Source : test TGPA d’un jeune musulman classé dans un dossier « influences ethniques », Centre d’observation de Savigny
Les chiffres de l’arrivée en France (1957)
Les Cahiers nord-africains ont consacré, dans leur n° 70, de décembre 1958, un numéro sur « les Algériens parmi nous », dont un article sur les jeunes de moins de vingt ans, intitulé, « le cas particulier des jeunes isolés. » Ce phénomène est présenté comme très marginal, ce qui ne manque pas de surprendre si l’on se réfère aux statistiques démographiques de l’époque. Les nombreuses études sur les travailleurs algériens en France renforcent ce brouillage, tenant rarement compte du seuil de la majorité pour leur recensement. Par exemple, les cas de jeunes Algériens mentionnés par Andrée Michel ont ainsi entre 20 et 35 ans, même si elle se réfère à une statistique publiée en 1954 par l’INSEE qui parle de 6 jeunes algériens de 9 à 20 ans présents en métropole (alors que nous avons recensés une quinzaine de cas placés la même année au centre d’observation de Savigny-sur-Orge, sachant de plus qu’ils ne s’agit que de jeunes interceptés par la police). Par ailleurs pour minimiser ce phénomène, le même schéma migratoire que pour les adultes leur est appliqué, comme le montre la présentation d’un parcours type d’un jeune de 20 ans travaillant en France et envoyant chaque mois 10.000 F à son père. La seule fois où il n’envoie pas le mandat, parce qu’il s’est acheté un costume, il est sévèrement rappelé à l’ordre par son père qui lui envoie la lettre suivante : « Cher fils, j’ai reçu la lettre que tu m’as écrite dernièrement et c’est une réponse qui a dû rester plus de deux mois en retard. Enfin je suis très content tout de même de te savoir en bonne santé. Nous autres, ici, nous allons tous bien. Voila, cher fils, je vais te raconter une histoire d’un paysan qui a trouvé dans les champs un nid d’oiseaux. Le paysan se disait : je vais attacher les petits par les pieds jusqu’à ce qu’ils soient grands. Au bout de quelques temps, le père et la mère allaient revenir avec des insectes dans leurs becs pour nourrir les petits oiseaux attachés. Lorsque les oiseaux furent grands le paysan se disait : maintenant je vais chercher le moyen d’attraper le père et la mère. Je vais les attacher et je donnerai la liberté à leurs petits pour voir si les petits oiseaux viendront à leur tour nourrir leur père et leur mère. Mais les petits, aussitôt libérés, ils ne sont plus revenus. Donc, mon fils, l’histoire est finie. Continue. Nous prions toujours Dieu, matin et soir, ton père et ta mère, qu’il te donne le courage et la santé de ton père ». Nombreux sont pourtant les mineurs qui viennent en métropole, parfois seul ou avec un ami pour tenter l’aventure dans une recherche de liberté et d’indépendance. Un extrait d’un rapport d’observation du centre de Savigny-sur-Orge daté de 1956, nous donne quelques informations sur les raisons pour lesquelles un jeune est venu en France : « Ne tient aucunement à retourner en Algérie, en raison de l’agitation actuelle. Il ne peut pas, dit-il, sans risque, sortir comme il le veut, aller au cinéma, lire les journaux, écouter la radio. Le garçon a insisté auprès de ses parents pour venir à la métropole chez son oncle qui habite Levallois-Perret. Il arrive à Paris vers juin 1955, retourne en Algérie en août 1955. Son oncle ne peut le garder (il ne pouvait s’occuper de lui et le mineur ne gagnait pas assez). Il travaille donc avec son père mais n’est pas satisfait des conditions de vie (voulait sortir, il recevait 1000 F par semaine de son père, et se plaignait du manque de bals et des interdictions que les "fellaghas" imposent quant à la lecture de journaux et le droit de fumer – il avait peur d’aller au cinéma). Finalement, il insiste pour revenir en France et parvient à ses fins, début mars 1956, alors que son oncle était revenu en Algérie ». Cet exemple nous montre aussi un désir d’échapper à un certain climat de tension, conséquence de la guerre et les conflits virulent et permanents entre les deux collèges, colonisateur, colonisé.
Texte : Mathias Gardet
Source : « Algériens en France : des chiffres, des hommes », ESNA, Cahiers Nord-Africains, n°59, juin-juillet 1957 ; illustration placard IV
« Du douar à l’usine : à l’usage des cadres et de la maîtrise » (1951)
Toutes les études faites sur l’immigration algérienne donnent une lecture du phénomène dans le sens de l’aspiration et des attentes de la société de l’émigration et de la société d’accueil : tout homme immigré doit être seul et souvent marié, il n’est en France que pour travailler. Et comme pour perpétuer la tradition de l’immigration de l’homme seul, le père, installé depuis un moment en métropole, va chercher un de ses enfants, généralement, l’aîné, l’héritier. Ce choix est imposé par la nature de la famille traditionnelle algérienne et la place que l’aîné occupe au sein de cette même famille. La place d’un chef en devenir, d’un futur "exemple" à suivre. Il sera le gardien et le défenseur de la tradition qui doit être respectée et conservée par chaque membre. Tout, même l’immigration, se transmet de générations en générations et la génération héritière n’a qu’à s’y conformer. Le père, immigré, doit donc montrer à son fils l’exemple et le chemin qu’il doit suivre. Une tradition parfois bien intégrée ainsi que le montre par exemple d’un, placé en 1952 au centre d’observation public de Savigny-sur-Orge pour vol de vélo solex, qui écrit dans son cahier individuel : « Je veux vivre ici en France comme les Français, je vais me marier en Algérie, mais je l’emmènerai en France. Je travaille dans l’usine, et quand je touche ma quinzaine je la porte directement à la femme, si ce n’est pas ma femme qui sera là je peux me saouler le premier jour mais je vais penser à ma femme, ma mère, mes sœurs, mais mon frère je le nourris jusqu’à ce qu’il trouve du travail et puis je vais lui dire qu’il se débrouille comme moi mais je vais me marier. Quand il sera marié, on va faire une noce là-bas en Algérie. Ici il n’y a pas de tambours, de musiciens algériens et des danseuses. On fait la fête pendant 7 jours quand mon frère va se marier. Quand je sors de là je vais aller en Algérie voir ma mère si elle va bien, mes sœurs, si elles sont toutes en bonne santé. Après je vais retourner ici. S’ils m’ont remis à ma place où je travaillais avant ça va, sinon je vais remplacer mon père. Lui il va aller en Algérie et moi je reste ici ». Pourtant, tous les mineurs qui arrivent en métropole n’ont pas les mêmes stratégies que leurs pères, ils s’inscrivent même souvent dans une démarche de rejet, refusant de reproduire l’exemple du père qui est venu le premier pour lui tracer le chemin à suivre ; ce qui génère des conflits parfois virulents, comme en témoigne par exemple les indications portées sur le dossier d’un autre jeune qui s’étant évadé à plusieurs reprises du domicile paternel en tentant même de rejoindre sa mère en Algérie, est finalement placé par mesure de correction paternelle à Savigny-sur-Orge : « Il fit alors plusieurs fugues de deux ou trois jours, on le retrouva à la Porte d’Orléans ou dans les quartiers voisins, mais en août 1948, il apitoya un Algérien en lui racontant qu’il était sans cesse battu et très malheureux et qu’il préférait retourner en Algérie chez sa mère que de rester en France. L’Algérien paya le voyage et Ali regagna Taourirt-Adent. Son père fut averti de son arrivée en Algérie et quelques mois plus tard alla le rechercher ; il lui aurait toutefois demandé de choisir entre une vie misérable en Algérie ou une vie scolaire normale en France. Ali aurait alors opté pour cette dernière proposition de son plein gré. Mais de retour à paris il fit de nouvelles fugues… [...] Monsieur M** est persuadé que son fils est un vaurien, mais veut le garder, car d’une part il n’a "qu’un fils", d’autre part il n’y a pas de travail en Algérie ; enfin il n’a plus d’argent à dépenser pour lui. Ali est persuadé que son père ne l’aime pas et ne veut plus entendre parler de vivre auprès de lui. Il insiste pour retourner à Taourirt-adent auprès de sa mère qui est seule et a besoin de lui »
Texte : Mathias Gardet
Source : ESNA, Cahiers Nord-Africains, n°13, mars 1951, illustrations n.p. et p. 17
« Algériens en France : des chiffres, des hommes » (1957)
Dès les années cinquante, de nombreux travaux s’intéressent aux travailleurs algériens en France, ces études et les statistiques attenantes s’attachent plus particulièrement à la population adulte ou tout du moins majeure. Est alors mis en exergue une « migration d’hommes en quête de travail, de célibataires ou d’hommes ayant quittés leurs femmes et leurs enfants » ; quel que soit leur état civil, ils sont présentés comme laissant derrière eux « une famille aux ramifications nombreuses et dont tous les membres sont pourtant fortement liés et soumis à une autorité unique ». Étant la plupart du temps d’origine rurale, « le coin de terre natale, le champ familial, le domicile de la famille, son lopin de terre et l’honneur de la famille, sont les objets qu’on lui a enseigné à chérir par-dessus tout ». Par la suite, est aussi étudié le phénomène du regroupement familial, prenant alors en compte l’arrivée des femmes avec leurs enfants, sans pour autant dévier de l’objet central de ces analyses qui reste le travailleur algérien qui, du statut d’homme seul, est devenu mari ou père de famille. Les enquêtes menées jusqu’à aujourd’hui auprès de ces travailleurs algériens en France continuent à donner presque toutes la même lecture : l’immigration d’homme seul relève du travail et celle des familles du peuplement. Comme pour se justifier vis-à-vis de leurs groupes respectifs et de leur société en général, il faut trouver des alibis convaincants et ce n’est sûrement pas celui de liberté qui l’emporte, ce mot étant déjà tabou dans la société traditionnelle patriarcale. « Il n’est déjà pas facile, même pour un homme seul, d’émigrer ; et pour son groupe, de le laisser émigrer » (A. Sayad, 1985). Pour émigrer donc, il va falloir se justifier auprès des siens ou avoir la "chance" d’être l’aîné pour être désigné comme le délégué du groupe envoyé pour travailler et subvenir aux besoins de toute la famille et au-delà de toute la communauté villageoise. Une des façons de s’assurer qu’il remplisse cette mission, est justement qu’il soit marié et laisse derrière lui des proches. Les dossiers de Savigny-sur-Orge nous invitent à avoir un autre regard, différent du schéma présenté jusqu’à présent, sur le mouvement migratoire des Français musulmans d’Algérie vers la métropole. Ils témoignent de l’existence d’autres types de migration jusqu’à maintenant peu connus. La majorité des mineurs étudiés dans les dossiers, nés en Algérie, viennent en métropole parce qu’ils ont été ramenés par leur père entre l’âge de 6 et 15 ans. Les enquêtes sociales nous montrent ainsi des stratégies de regroupements familiaux divergentes de celles recensées traditionnellement, se limitant à la venue du seul fils aîné sans l’épouse ou le reste de la fratrie. Ces enquêtes nous offrent par ailleurs un panorama de situations familiales beaucoup plus complexes, inhérentes aux effets de la séparation souvent prolongée entre les époux. Contrairement à l’image idéalisée de la femme attendant au "pays" le retour du mari et à l’inverse celle de l’homme vivant une condition d’exilé et de célibataire forcé jusqu’à ce qu’il puisse rejoindre les siens, on assiste très souvent à des dislocations et recompositions multiples des foyers tant du côté du père que de la mère.
Texte : Mathias Gardet
Source : ESNA, Cahiers Nord-Africains, n°59, juin-juillet 1957, illustration placard IV