Deux yaouleds cireurs marocains (ca 1950)
La figure du jeune yaouled, l’enfant des rues, a fait l’objet de représentations stéréotypées en photographie et sur de nombreuses cartes postales mettant en scène ces « types indigènes » des grandes villes du Maghreb. Les yaouleds, souvent cireurs de chaussures, comme ceux-là qui portent à l’épaule la boîte contenant leur matériel de cireur et sur la tête la traditionnelle chéchia rouge, parfois porteurs ou vendeurs de journaux et tant d’autres petits métiers, errent dans les rues, pieds-nus, dans des vêtements amples et dépenaillés. Dans de nombreux cas, il s’agit d’enfants de la campagne attirés par la ville, produits des migrations internes qui touchent le Maroc et s’intensifient à partir des années 1930, qui ont fait grossir les faubourgs des grandes villes, en particulier Casablanca. Comparés dans un premier temps au Gavroche ou Poulbot du pavé parisien, ils épousent ensuite dans l’imaginaire les traits des Sciuscia italiens, d’autant que ces jeunes garçons, comme à Naples, ont pu se livrer précocement au trafic en profitant de la présence des soldats, américains notamment. Progressivement, les yaouleds deviennent une menace, à la fois sociale parce qu’ils contribueraient à une hausse de la délinquance juvénile, et politique parce qu’ils incarneraient un danger pour la stabilité du pouvoir à une période de montée de la contestation nationaliste, presse et pouvoir coloniaux dénonçant à dessein la présence de jeunes des rues dans les émeutes de décembre 1952 à Casablanca. Ils sont alors les objets d’une politique répressive dans la foulée de l’institution du code pénal marocain en 1953 mais également d’une attention sociale renouvelée de la part du Bureau de l’enfance délaissée, mis en place au sein du ministère de l’Éducation nationale, et de l’ouverture de centres d’accueil qui sont à l’origine du système d’éducation surveillée marocain des années 1950. Ces yaouleds continueront néanmoins à susciter la méfiance du pouvoir royal après l’indépendance.
Texte : Samuel Boussion, Zoé Marreiros
Source : "Scènes et types : petits cireurs marocains", carte postale, éditions Ph. Roure
Première condamnation à la maison de correction (1938)
Tandis que la métropole connaît de virulentes campagnes contre les « bagnes d’enfants », au Maroc, le quotidien de Casablanca Le Petit Marocain, fondé en 1925 et d’optique colonialiste au temps du Protectorat, se réjouit de ce qui serait la première condamnation de mineurs en maison de correction. Comme d’autres quotidiens de ce type, par exemple La Vigie marocaine, celui-ci se délecte régulièrement des récits d’audiences des tribunaux correctionnels ou de la mahakma du pacha. Des mineurs sont souvent les acteurs de ces moments judiciaires mis en scène, qu’ils soient européens, musulmans ou israélites. Il n’existe pas alors au Maroc de colonie pénitentiaire, ni pour les jeunes filles de Bon Pasteur ou assimilé, et tribunaux correctionnels ou de la justice makhzen prononcent alors des peines de prison ou remettent les enfants à leur famille. Depuis 1919, il existe néanmoins une « école de réforme », installée au sein du pénitencier d’Ali-Moumen, au sud de Casablanca, pour « indigènes », tandis qu’il n’existe pas de prison spécialisée, tout juste quelques quartiers de mineurs. D’autres articles de presse de la fin des années 1930 montrent par ailleurs des pratiques judiciaires singulières pour Européens et Français, puisqu’en l’absence de maison de correction, certains magistrats condamneront des jeunes à être détenus dans une colonie pénitentiaire… en Algérie.
Texte : Samuel Boussion
Source : "Le tribunal criminel condamne trois jeunes cambrioleurs à être incarcérés dans une maison de correction", Le Petit Marocain, 17 novembre 1938, p. 4
Formation mécanique et artisanale à Boulhaut (années 1950)
Source : Archives nationales Pierrefitte, archives du Centre de formation et de recherche de l’Education surveillée (CFRES) de Vaucresson
Initiation agricole au Centre rural de Fqih Bensallah (1951)
C’est au tournant des années 1950 que s’ouvrent les premiers centres publics de rééducation au Maroc, sous l’égide du Bureau de l’enfance délaissée et de l’Éducation surveillée. À côté de celui de Boulhaut, davantage dédié à l’apprentissage artisanal, celui de Fqih Ben Salah, situé dans la région de Beni-Mellal, où le pilier économique est l’agriculture, est consacré à une formation essentiellement rurale. Le centre s’étale sur cinquante hectares et accueille un peu plus d’une centaine de garçons marocains musulmans entre 12 et 18 ans. Comme dans d’autres centres du pays, l’école est de type classe foraine, sorte de bâtiment provisoire que l’on monte et démonte et qui conviendrait à ces jeunes aux habitudes de petits vagabonds. L’enseignement professionnel est orienté vers l’acquisition de gestuelles des métiers agricoles : charpente, arboriculture, horticulture, maraîchage, cultures irriguées. Il illustre également à merveille les traces de l’expérience de modernisation de l’agriculture de l’après 1945, après la grande famine, préconisant la motorisation et la mécanisation des cultures pour rompre avec les techniques considérées comme archaïques. Les images de ces jeunes garçons aux champs, dont l’un apprend le « motorisme » sur un tracteur, sont alors chargées de symbole.
Texte : Samuel Boussion
Source : CNAHES, archives André Heinrich
Fiche d’accueil du Centre d’Observation de Aïn es Sebaa (1951)
L’une des plus évidentes transcriptions au Maroc du modèle métropolitain de traitement de l’enfance en justice est la mise en place à la fin des années 1940 des premiers centres d’observation. Mais ils en sont néanmoins des traductions. Le premier d’entre eux est celui d’Aïn-es-Sebaa, à Casablanca, qui a ouvert en 1946 mais sous la forme d’une soupe populaire pour les enfants des bidonvilles de la ville, dans l’esprit de l’implication sociale de quartier au sortir de la Seconde Guerre mondiale, comme ce jeune garçon de Carrières centrales, amené par la Société de bienfaisance musulmane de Casablanca après avoir été pris par le Service des rafles. Progressivement, dès l’année suivante, est créée une école foraine, puis un atelier pour l’artisanat du bois. En 1949, il acquiert le statut de centre d’observation, dans lequel l’enfant est soumis à une enquête et à des examens, d’abord dans le but de déterminer qui il est, tandis que l’âge est une notion fluctuante en l’absence d’état-civil, s’il possède une famille et s’il peut lui être rendu. Passé ce temps d’accueil, il est ensuite observé selon les méthodes d’investigation courantes en métropole, selon son comportement et ses aptitudes, dans le cadre scolaire comme à l’atelier, dans sa vie sociale au centre. Pour beaucoup, la suite se déroulera au centre d’adaptation et de rééducation de Boulhaut (Benslimane), installé entre Casablanca et Rabat.
Texte : Samuel Boussion
Source : Archives nationales Pierrefitte, Centre de recherches interdisciplinaires de Vaucresson, versement 2000 0111
Déjeuner au centre d’observation d’Aïn Chock (1954)
A la fin des années 1940, alors que la population urbaine n’a cessé de grimper du fait des migrations internes, particulièrement à Casablanca qui devient une métropole - entre 1936 et 1952, la population urbaine arabo-berbère de cette ville aurait augmenté de 325 % -, que la misère s’accroît après la famine qui touche le pays en 1945, l’approche de l’enfance des rues change au Maroc. Élites marocaines et françaises s’accordent pour penser des solutions pour ces jeunes qui représentent une menace, à la fois sociale et politique. Au sein du quartier populaire d’Aïn-Chock à Casablanca, fin 1954 est ouverte une section d’observation pour ce type de garçons, jeunes enfants que l’on dira « délaissés », de 7 à 16 ans environ, ramassés par le Service des rafles de la police, également les services de la sécurité publique ainsi que la brigade des mineurs. Mais ce n’est qu’une étape puisque l’observation qui y est réalisée ne dure pas plus d’un mois avant qu’ils ne soient « rapatriés » dans leur région, rendus à leur famille ou encore remis à un des orphelinats de la Société musulmane de bienfaisance de Casablanca voire à un établissement de rééducation du Service de la Jeunesse et des Sports.
Texte : Samuel Boussion
Source : CNAHES, fonds André Heinrich
Une star du football au centre d’observation de Tanger (1958)
En 1958, les garçons du centre d’observation de Tanger, récemment ouvert pour une cinquantaine de garçons au cœur d’une ville réintégrée au Maroc après avoir été zone internationale depuis les débuts du Protectorat, reçoivent la visite de celui qui compte certainement pour une de leurs idoles, le footballeur Larbi Ben Barek. D’origine sénégalaise, présumé né en 1917, c’est un enfant de Casablanca, une figure populaire, qui a tapé dans la balle au cœur des faubourgs de la plus grande ville du pays et côtoyé en sélection du Maroc une autre icône sportive de la jeunesse et de la métropole marocaine, le boxeur Marcel Cerdan, mort en 1949. Peu de temps après l’indépendance du Maroc, Ben Barek, qui a exercé son métier dans des clubs en France et en Espagne, incarne sans doute le Maroc retrouvé, lui qui a toujours conservé sa nationalité marocaine, même quand il a été sélectionné en équipe de France entre 1938 et 1954.
Texte : Samuel Boussion
Source : CNAHES, fonds André Heinrich
Carte des centres d’éducation surveillée et FAE marocains (1959)
Alors qu’il y avait très peu d’établissements encore à la fin des années 1940, une dizaine d’années plus tard, de nombreux équipements nouveaux balisent le territoire marocain, qui a retrouvé depuis 1956 une partie de son intégrité territoriale. Tout un secteur public de l’Éducation surveillée se déploie d’est en ouest, vers le sud aussi, sous l’égide d’un Service de l’Éducation populaire et de l’Éducation surveillée niché au sein du ministère de l’Éducation nationale, bien loin donc des influences administratives français où dominent Justice et Santé, permettant de lier prises en charge de l’enfance délinquante, de l’enfance dite « délaissée » et même de projeter des actions de prévention. En revanche, les déclinaisons de ces établissements ressemblent de très près à celle de l’ancienne métropole tutélaire : centres d’observation, de rééducation, liberté surveillée. S’il existe une nuance de taille à la fin des années 1950 avec les « Foyers d’action sociale », développés le plus souvent dans les quartiers de bidonvilles des grandes villes marocaines à la démographie en constante inflation, ceux-ci rappellent en réalité les foyers de semi-liberté français. Ils ont en effet pour vocation de préparer les grands adolescents venus des centres de rééducation voire des orphelinats à leur insertion professionnelle, ces jeunes étant placés chez des patrons ou en usine et logeant pour certains au centre, dans le but de ne pas les rendre à la rue trop vite. Henri Michard verra ces foyers, lors d’une visite au Maroc en 1954, comme de véritables "centres de civilisation". L’articulation entre enfance délaissée et délinquante est donc permanente. Encore que cette carte toute à la gloire des réalisations du Royaume garde dans l’ombre les établissements privés des Sociétés de bienfaisance qui prennent en charge de nombreux enfants des rues, abandonnés ou orphelins, ainsi que de nombreux garçons à la suite d’un passage en centre d’observation également. Elle ne dit rien non plus de la répartition selon le genre, puisque le centre de rééducation de Temara est pour les filles, ni selon les origines, les centres de Skhirat et de Berrechid sont jusqu’en 1956 au moins réservés respectivement aux israélites et aux européens.
Texte : Samuel Boussion
Source : CNAHES, fonds André Heinrich, brochure du ministère de l’Éducation nationale, Royaume du Maroc, 1959
Réunion au Centre de formation de Yakoub el Mansour (1966)
Après 1956, la majorité des cadres européens sont partis ou sur le départ. L’administration marocaine souhaite néanmoins maintenir le nombre d’établissements et poursuivre l’action de l’Éducation surveillée du temps du Protectorat. Or, juste avant l’indépendance, les services estiment à 20 % le nombre d’éducateurs marocains au service de l’Éducation surveillée tandis qu’il n’existe pas de chef de centre marocain. Des éducateurs marocains étaient déjà venus se former en France, à Vaucresson, dès le milieu des années 1950. Mais là, au cœur du projet national de formation de cadres marocains dans tous les secteurs, est ouvert une école de formation d’éducateurs spécialisés à Yacoub-el-Mansour. Si elle devait à l’origine être établie à Tit-Mellil, près de Casablanca, cette installation finale dans l’arrondissement de Rabat permet d’obtenir un vivier de professeur venus de la capitale de même que la possibilité d’y adjoindre un établissement d’application avec le foyer d’action sociale. Le 7 décembre 1959 débute ainsi la session inaugurale de formation de moniteurs et instructeurs de la première école de formation d’éducateurs spécialisés d’Afrique du Nord. A partir de 1960 débutent des cycles de formation de cadres éducatifs à Yacoub-el-Mansour, sous la houlette d’un éducateur français présent au Maroc depuis 1949, André Heinrich, illustrant en la matière une coopération qui n’a pas cessé après l’indépendance.
Texte : Samuel Boussion
Source : CNAHES, fonds André Heinrich, interventions d’Arif Khalifa et André Heinrich devant les directeurs d’établissements et services de l’Éducation surveillée